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L’énigme du syndicaliste Tronchet

Le 25 novembre dernier, le Collège du travail organisait à Uni-Mail une soirée avec différentes associations autour de la figure genevoise de l’anarcho-syndicaliste Lucien Tronchet. Beau succès puisque ce sont plus de 80 personnes qui se sont déplacées pour découvrir une personnalité complexe avec une seconde partie de sa vie socialiste et dans l’orbite des Etats-Unis.

La soirée autour de Lucien Tronchet (1902-1982) et ses combats syndicaux était coorganisée par le Collège du travail et l’association d’étudiants CUAE, en collaboration avec l’AEHMO, le CIRA et l’Ecole syndicale d’Unia, à l’occa­sion de la mise en ligne de l’inventaire des archives de Lucien Tronchet conservées au Collège du Travail, créé en 1978, peu avant sa mort. Tout au long de sa vie militante très riche, homme d’action et de mémoire, Lucien Tronchet a en effet conservé un très grand stock de documents dont l’inventaire est aujourd’hui disponible sur Internet. Ce qui permet non seulement de mieux comprendre le personnage mais également son époque.

En écoutant les différent·e·s con­férenciers·ères, il se dessine une sorte d’« énigme Tronchet » : comment comprendre que le même homme ait pu passer de l’anarcho-syndicalisme dans les années 20 et 30 à un syndicalisme plus réformiste à la FOBB, doublé d’une adhésion à l’aile droite du PS et un rapprochement avec l’administration américaine dans l’après-guerre ? Par antistalinisme si l’on en croit l’interprétation majoritaire. D’autres anars comme Louis Bertoni ou André Boesiger n’ont pourtant pas suivi ce chemin. Est-ce l’influence de rencontres avec des syndicalistes nordiques et du modèle scandinave de partenariat ? Y a-t-il eu rupture ou continuité ? Quel est le poids du contexte suisse et international dans cette trajectoire ? De premières pistes ont été livrées. La plus probable est que sa volonté d’être le plus efficace possible pour améliorer le sort des ouvriers – son autobiographie s’intitule d’ailleurs « lutte pour la dignité ouvrière » – l’a amené à recourir un temps à l’action­ directe pour obtenir des CCT et les faire respecter puis à s’appuyer­ sur le PS et la FOBB dans un certain nombre d’avancées matérielles réelles qu’ont permis les Trente Glorieuses.

De l’action directe…

Né à Lyon en 1902, il vit une enfance très pauvre à Carouge. « Garçon rebelle, on l’envoie à Granges (SO), ville rebelle » nous dit Marianne Enckell, du Centre international de Recherche sur l’anarchisme (CIRA), dans son intervention. Envoyé là-bas pour y faire un apprentissage de boulanger, il assiste à la fusillade par la troupe, qui tue trois ouvriers grévistes lors de la grève générale de 1918. Il a 16 ans. De retour à Genève, il devient maçon, rencontre et rejoint les anars et se bat pour obtenir une convention collective. Il effectue de nombreux petits séjours en prison pour refus de servir, collage d’affi­che, etc. Des procès suivront. En 1922, c’est la création de la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment (FOBB) qui doit partir de rien. Attaché à l’indépendance du syndicat, il bataille déjà contre certains communistes « moscoutaires ».

Dans les années trente Tronchet deviendra, comme l’a très bien montré l’historien Alexandre Elsig, un des responsables de la LAB (Ligue d’action du bâtiment). Cette organisation d’action directe avait été créée à cause de la résistance patronale à appliquer les conventions collectives. Les irrégularités étaient nombreuses et portaient surtout sur le non-respect des horaires de travail. La LAB intervenait pour fermer le chantier et stopper toute activité. Avec d’autres, durant seize ans, il oblige ainsi les patrons genevois à plier. Des LAB fleurissent à Lausanne, La Chaux-de-Fonds, Renens, Nyon, etc. Durant la crise, en 1935, les anarcho-syndicalistes pratiquent à Genève la destruction des taudis pour donner du travail et des logements dignes.

… à la fascination américaine

Puis arrive la guerre, pendant laquelle il passe huit mois en prison pour refus de servir. Peu à peu pourtant, le syndicalisme de choc fait place à une action plus réformiste, une certaine acceptation de la collaboration de classe et le partenariat social. « C’est un tournant qui se fait petit à petit sur plus dix ans, avec des hypothèses encore fragiles », explique Marianne Enckell­. Ne trouvant plus de travail car mis sur une liste noire, il accepte de devenir le premier permanent régional de la FOBB. Le mouvement anarchiste suisse lui-même est aussi en perte de vitesse puis interdit par l’Etat. S’inspirant du mouvement syndical américain, il se bat pour la semaine de cinq jours (1948). Il défend aussi le paiement des ouvriers les jours chômés des fêtes officielles (1945-1946). Une fois de plus Genève sera à l’avant-garde. Entré dans l’immédiat après-guerre au Parti socialiste en opposition au Parti du Travail, il se met « dans l’orbite des Etats-Unis », selon l’expression de l’historien Luc van Dongen, qui a présenté cette facette un peu moins connue de « Brother Tronchet », loin de l’image d’Epinal. Il se fait un défenseur de l’augmentation de la productivité. Il noue des contacts avec la légation des Etats-Unis et se lie avec le syndicaliste américain Irving Brown, lui-même lié à la CIA, voire un de ses agents. Le State Département l’invite aux Etats-Unis. Selon Van Dongen, Tronchet devient « un des principaux relais de la propagande américaine dans la gauche non communiste ». Par naïveté ? Par anticommunisme stalinien commun ? « Penser que les ennemis de nos ennemis sont nos amis est un raisonnement fallacieux et dangereux en politique », a démontré Dan Gallin, du Global Labour Institute. Tronchet n’a-t-il pas vu ou voulu voir le piège d’une alliance avec un gouvernement qui réprime la gauche aux Etats-Unis et dans le monde ?

L’analyse des documents du fonds laissé par Tronchet lui-même devrait permettre d’affi­ner notre regard sur sa trajectoire personnelle et celle du mouvement syndical suisse. Avec ses parts d’ombres et de lumières qui font toute la complexité humaine.

Site à consulter :

www.collegedutravail.ch

Cette soirée fera l’objet d’une émission disponible sous peu sur www.lalanguedesbois.ch

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