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Librairie du Boulevard : 40 ans d’autogestion

À Genève, la Librairie du Boulevard est le fruit des utopies anarchistes des années septante. Aujourd’hui, l’esprit est conservé : autogérée, cette librairie indépendante revendique depuis 1975 un mode de fonctionnement juste et équitable. Elle essaie tant bien que mal de se démarquer pour faire face à la concurrence et au numérique. Reportage. Manon Todesco *

 

Face aux géants du livre, il est des « petites » librairies indépendantes qui résistent et qui s’affirment. Depuis quarante ans, la Librairie du Boulevard à Genève tient bon. Utopie anarchiste des années septante, elle revendique un système autogéré et propose des ouvrages alternatifs, loin de la littérature « facile ». Très politisée à l’origine, la librairie est toujours très engagée mais s’est davantage professionnalisée. En bref, elle a su garder son esprit tout en s’adaptant aux exigences du monde du livre.

Tout commence au début des années septante. Inspiré par des projets alternatifs lors d’un voyage en Amérique du Sud, un couple décide de reprendre un kiosque au boulevard Georges-Favon afin d’y proposer une presse alternative. Petit à petit, ce kiosque anarchiste autogéré devient en 1975 « Le Kiosque du Boulevard », une librairie fondée sur la base d’une coopérative. En 1999, après plusieurs déménagements, la Librairie du Boulevard s’installera définitivement à la rue de Carouge 34.

En 2012, la dernière cofondatrice part à la retraite et laisse la librairie aux mains d’un collectif constitué de six membres. Anne Dürr en fait partie depuis treize ans. « En quarante ans, l’esprit est resté le même mais notre démarche est beaucoup moins politisée qu’à l’époque. Aujourd’hui, on recherche d’abord du personnel formé. Avant, c’était l’engagement politique qui primait. »

L’autogestion, c’est quoi ?

Ce qui différencie la Librairie du Boulevard des librairies traditionnelles, c’est son mode de fonctionnement, à savoir l’auto­gestion. Concrètement, cela veut dire que les employés de la coopérative ont tous le même statut, le même salaire horaire, les mêmes responsabilités et que toutes les décisions sont prises collectivement. « Nous avons une réunion tous les lundis lors de laquelle nous discutons de tout », explique Anne Dürr. « Cela va des auteurs que nous invitons aux horaires de travail, en passant par le choix du papier cadeau. Nous ne prenons jamais d’initiative individuelle. » Les six employés, secondés par deux apprentis, travaillent tous entre 60 et 80 %, afin que personne ne puisse – même contre son gré – prendre l’ascendant sur les autres. « On sait tous tout faire ! On se partage les tâches comptables et cela fonctionne très bien ! » Le salaire horaire brut s’élève à 27.10 francs, vacances comprises. « C’est un bon salaire pour un libraire, mais un mauvais salaire pour un cadre », nuance Anne Dürr.

Cette dernière ne voit que du positif dans l’autogestion. « Il y a une justice, une équité entre les employés. On a beaucoup plus de libertés, de responsabilités, et du coup, on est davantage impliqués car on prend les décisions ensemble. » Aucun chef venu d’en haut pour dicter une ligne de conduite, donc. « Nos décisions sont des consensus, alors parfois ça avance lentement, mais au final, tout le monde est d’accord. » Selon les membres de la Librairie du Boulevard ce système, qui revendique la justice entre les travailleurs, l’engagement personnel et le bien-être au travail, devrait être plus souvent appliqué. « Nous voulons montrer que depuis quarante ans, l’autogestion est un mode de fonctionnement qui fonctionne et qui est viable. Cela prouve que même dans notre monde capitaliste, on peut proposer des alternatives et survivre. »

Librairie spécialisée

En tant que librairie de gauche indépendante, la Librairie du Boulevard se démarque aussi par sa sélection et ses invités. « Nous ne sommes pas une librairie littéraire, nos choix sont assez politiques. On propose plutôt une littérature engagée. » Comprenez : ici, pas de saga 50 nuances de Grey et autres Marc Lévy mais un choix d’ouvrages qui colle à l’identité du lieu. Ses spécialités ? Les sciences humaines (sociologie, économie, anarchisme, situationnisme, écologie, genre…), les alternatives (utopie, désobéissance spatiale…) et la littérature jeunesse.

Evidemment, n’importe quel titre peut être commandé, même s’il n’est pas en stock. « Nous proposons aussi de la littérature dite facile car il faut bien survivre », ajoute Anne Dürr. Pour guider les clients fidèles, mais aussi les moins habitués, les membres du collectif affichent leurs livres « coup de cœur », en vitrine mais aussi sur leur site Internet.

Survivre à la concurrence

Reste une ombre au tableau, et pas des moindres. La question de la survie des libraires indépendants face à la concurrence des géants du livre et d’Amazon est un vrai enjeu. « Chaque année on se demande si on va y arriver, c’est dur économiquement. » Et Anne Dürr de rappeler le rejet de la Loi sur le prix unique en Suisse, qui n’a fait qu’enfoncer le clou.

Mais la Librairie du Boulevard retrousse ses manches. « Certes, les contraintes économiques et le cours de l’euro ont eu de grosses répercussions sur nos ventes, mais il est aussi vrai que de plus en plus de gens se rendent compte des conditions de travail chez Amazon et retournent chez les libraires, qui, eux, offrent un conseil et un espace d’échanges culturels et politiques. Nos clients nous font confiance. »

A l’ère du numérique, la Librairie du Boulevard a aussi pris les devants et est membre de la plateforme suisse e-readers. « On est présents mais ce n’est pas ça qui nous rapporte de l’argent. On a entamé cette démarche pour montrer qu’il y avait d’autres alternatives à Amazon. En fait, on ne pense pas que le numérique remplacera le papier : les deux supports sont utilisés en parallèle. Le vrai problème, c’est que les gens n’ont plus le temps de lire. »

Le bilan de ces quarante ans sera donc succinct. « L’autogestion, ça fonctionne ! » résume Anne Dürr, en insistant sur le fait que rien n’est figé, que tout peut évoluer avec le temps et les personnes. « C’est grâce à cette dynamique que nous perdurons. »

Librairie du Boulevard
34 rue de Carouge à Genève


A lire : Michel Schweri, La Réunion du Lundi. De l’autogestion appliquée à la Librairie du Boulevard, Ed. des Sauvages, 110 pages, avec un CD audio, 50 fr.

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